Hélène et Jérôme ont les yeux brillants, fiévreux, de ceux qui reviennent du front et qui ont vu le feu. Jérôme dit seulement à Delphine que Juliette n’est plus à Matara mais à Colombo et qu’il va s’arranger pour qu’ils puissent partir aussi tôt que possible. Je veux entraîner Hélène dans notre bungalow pour qu’elle se repose et me raconte, mais elle dit: plus tard. Elle veut rester avec Ruth, qu’elle a embrassée en arrivant comme si elle la connaissait depuis toujours. Elle est épuisée, l'épuisement la fait rayonner. Nous sommes tous autour de Ruth, réunis par l'idée que pour elle il y a encore moyen de faire quelque chose. De l'arracher au vide devant lequel elle se tient immobile, sans nous voir. De la sauver.
C'est Hélène encore qui lui demande si elle a téléphoné à sa famille, en Écosse. Ruth secoue la tête: à quoi bon? Hélène insiste: il faut qu'elle le fasse. L'atroce incertitude qui la ronge au sujet de Tom, les siens doivent l'éprouver à son sujet à elle. Elle n'a pas le droit de les laisser sans nouvelles. Ruth essaie de se dérober : elle ne veut pas dire que Tom est mort. Tu n'as pas besoin de dire qu'il est mort, seulement que tu es vivante, dit Hélène. Tu n'es même pas forcée de parler, si tu veux je peux le faire, moi, il faut juste que tu me donnes un numéro de téléphone.
Ruth hésite puis, sans regarder Hélène, lâche les chiffres un par un. Tandis qu’Hélène les forme sur les touches de son portable, je pense au décalage horaire, la sonnerie va retentir en pleine nuit dans un cottage en briques de la banlieue de Glasgow mais elle ne réveillera sans doute personne: les parents de Ruth, si c’est eux qu’on appelle, ne doivent plus dormir depuis trois jours.
Le numéro composé, Hélène tend le téléphone à Ruth, qui le prend. On a dû décrocher, loin. Elle dit: it’s me, puis: I am o.k., puis rien. On lui parle, elle écoute. Nous la regardons. Elle se met à pleurer. Les larmes coulent sur ses joues, c'est comme une écluse qui s'ouvre, et puis ces larmes deviennent des sanglots, ses épaules bougent, tout le haut de son corps jusqu'alors pétrifié bouge, elle pleure et rit et elle nous dit : he is alive. Pour nous, c'est comme d'assister à une résurrection. Elle prononce encore quelques mots, en réponse à ce que lui dit son interlocuteur, puis rend le téléphone à Hélène. Elle secoue doucement la tête, elle répète à mi-voix, pour nous, pour elle, pour la terre et le ciel : he is alive. Puis elle se tourne vers Delphine qui, assise à côté d'elle sur la banquette, pleure aussi.
Elle la regarde, elle pose sa tête sur son épaule et Delphine la serre dans ses bras.